Analyse

Adolescents : ce que grandir à l’hôtel veut dire

Des dizaines de milliers de familles sans domicile sont hébergées en hôtel social, parfois pendant des années. Deux sociologues, Odile Macchi (observatoire du Samusocial de Paris) et Nicolas Oppenchaim (Université de Tours), décrivent l’effet de ces conditions de vie sur les adolescents.

Publié le 17 décembre 2019

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Revenus Modes de vie Logement Pauvreté

Un grand nombre d’adolescents sont hébergés pendant plusieurs mois, parfois plusieurs années, à l’hôtel car leur famille ne parvient pas à accéder au logement. En 2017, 21 000 familles ont ainsi été hébergées en Île-de-France, l’équivalent de plus de 58 000 personnes. Il ne s’agit pas d’hébergement de dépannage pour quelques nuits. Selon l’enquête « Enfants et familles sans logement personnel en Île-de-France », publiée par l’Observatoire du Samusocial de Paris, les familles sans logement personnel en 2013 l’étaient en moyenne depuis près de trois ans.

Le recours aux hôtels meublés traditionnels, à des résidences hôtelières à vocation sociale, mais aussi et surtout à des hôtels touristiques de chaînes en perte de vitesse est venu compléter ou suppléer depuis une vingtaine d’années le manque de places dans les dispositifs spécialisés dans l’accueil d’étrangers, de demandeurs d’asile en particulier. Cet hébergement, pensé initialement comme provisoire, est devenu la solution prioritaire pour mettre à l’abri les familles [1].

Comment vivent les adolescents placés dans cette situation ? Dans le cadre d’un rapport pour le Défenseur des droits, « Adolescents sans-logement. Grandir en famille dans une chambre d’hôtel », nous avons interrogé, le plus souvent de manière répétée, une quarantaine de jeunes âgés de 11 à 18 ans vivant en hôtel social depuis au moins un an, en région parisienne (et pour un petit nombre à Tours). Cette enquête montre comment l’hébergement en hôtel peut altérer leurs relations familiales et amicales, leur scolarité et leur santé. Leurs conditions de vie et leurs nombreux déménagements les privent du droit à vivre une adolescence comme les autres. Ils ont tous été confrontés, à un moment ou un autre de leur parcours, à des éléments d’insalubrité – comme la présence de punaises de lit par exemple – qui compromettent leur bien-être et entraînent des épreuves quotidiennes au moment de la toilette ou du coucher.

Promiscuité

Vivre dans un espace confiné est extrêmement difficile. L’impossibilité de pouvoir s’isoler dans un endroit à soi, pour s’étendre de tout son long ou laisser traîner ses affaires, et le manque de liberté reviennent souvent dans les propos des adolescents. L’absence d’intimité est très mal vécue, par exemple l’obligation pour certains jeunes de 17 ans de dormir dans le même lit qu’un de ses parents, parfois du sexe opposé.

Si cette promiscuité renforce le contrôle des activités et rend les tensions entre les membres de la famille inévitables, on voit très rarement d’opposition ou de conflit ouvert entre l’adolescent et ses parents. Alors que l’adolescence est généralement une période de remise en cause de l’autorité des parents, les adolescents hébergés en hôtel acceptent les contraintes, même les plus difficiles. Chacun se réfugie dans sa bulle. «  On est seul avec les autres », résume une jeune fille. Vivre en hôtel ne permet guère de convivialité, peu de choses sont faites ensemble, comme des loisirs, une simple promenade ou même partager un repas. La difficulté qu’ont les familles à faire la cuisine dans les chambres a d’abord des conséquences sur la santé, en raison d’une alimentation déséquilibrée, faite de plats préparés à réchauffer au micro ondes ou d’ingrédients mangés sur le pouce. La quasi impossibilité de faire un repas traditionnel – parce qu’on ne peut pas cuisiner ou que l’espace manque pour manger tous ensemble – nuit beaucoup aux relations familiales.

Outre la promiscuité et l’insalubrité des chambres, les adolescents se plaignent avant tout d’être enfermés dans un système de règles qui régissent le droit de visite des personnes extérieures à l’hôtel et les usages des espaces communs. Beaucoup d’entre eux déplorent de ne pas avoir le droit de sortir de leur chambre. Cela signifie à la fois ne pas avoir le droit de faire du bruit, de jouer dans les couloirs ou de se rendre dans les étages réservés aux touristes, ce qui limite les jeux des plus jeunes adolescents, mais aussi ne pas avoir le droit de se réunir et de jouer devant l’hôtel, ce qui limite les zones d’échanges pour l’ensemble des adolescents, surtout en l’absence de salles collectives. Le droit de visite se décline quant à lui de manière variable selon les hôtels, laissant la porte ouverte à une multitude de cas de figure, de l’interdiction pure et simple de toute visite personnelle à la permission de visites dans des horaires larges, mais non étendue à la possibilité d’héberger un visiteur.

Une mobilité sans fin

Malgré des conditions de vie dégradées, des règles empêchant de s’approprier les lieux ou des tensions avec le gérant, certains adolescents préfèrent rester dans l’hôtel où ils se trouvent pour ne plus avoir à changer sans cesse leurs habitudes de vie. En effet, les jeunes n’arrêtent pas de déménager d’un lieu à un autre, souvent éloigné du précédent. Suite à une migration qui s’est souvent déroulée dans des conditions éprouvantes, les adolescents font l’expérience du nomadisme hôtelier et de l’incertitude de la durée de séjour dans leur hôtel. Impossible d’avoir des activités régulières ou de faire des projets dans ces conditions. Les conditions concrètes de déménagement sont très éprouvantes. Déménager, cela signifie faire des allers-retours en transports en commun, parfois de plusieurs heures, pour récupérer ses affaires, se perdre car on ne connaît pas la nouvelle commune de résidence, devoir manquer les cours pour aider ses parents, etc. Ces déménagements compliquent ainsi fortement l’accès à l’école, alors que celle-ci constitue le lieu principal où ils peuvent mener des activités de jeunes de leur âge.

Accéder à l’école est souvent un parcours du combattant. Environ un adolescent sur dix n’est pas scolarisé en raison de déménagements fréquents, couplés à des problèmes linguistiques et à la difficulté de justifier d’une domiciliation reconnue par la municipalité, qui compliquent très fortement les démarches d’inscription. Ceux qui sont scolarisés ont pu rester des mois sans être inscrits au collège ou au lycée. Une fois inscrits, les adolescents sont rarement scolarisés dans la commune où ils résident. Confrontés à de nombreux déménagements – dont ils ne savent jamais quand ils peuvent avoir lieu – les parents choisissent en effet d’assurer une continuité géographique dans le lieu de scolarisation de leurs enfants : ceux-ci déménagent mais restent dans la même école. Cette instabilité, conjuguée au temps de transport pour se rendre à l’école, au manque d’espace pour faire ses devoirs au calme, à l’aide aux tâches familiales, ne facilite pas les apprentissages et peut précipiter le décrochage scolaire. Pourtant, motivés par le désir de s’en sortir à tout prix, ils s’investissent beaucoup dans le travail scolaire.

Malgré les difficultés rencontrées, l’école constitue un lieu d’ancrage quotidien et un point fixe. Les jeunes y réalisent les mêmes activités que les autres élèves : aller au théâtre, visiter des expositions au musée, faire des activités sportives ou culturelles au sein de l’établissement sont autant de canaux permettant de reprendre confiance en eux, dans une situation difficile. Surtout, l’école constitue avant tout un lieu où ils fréquentent d’autres jeunes de leur âge. Ils n’ont quasiment jamais d’amis à proximité de leur hôtel, car ceux-ci sont souvent installés dans des zones commerciales, éloignées des habitations. Le réseau des camarades d’école constitue un monde à part de celui de l’hôtel. Les amis apportent du réconfort par rapport aux épreuves rencontrées par ces adolescents. Ils les rassurent en cas de mauvaises notes, de déménagements ou de moments de déprime, ils les défendent contre les moqueries des autres élèves, ils leur apportent de l’aide dans l’apprentissage du français, etc. Malheureusement, ces relations centrales dans la vie des adolescents sont parfois mises en péril par le nomadisme hôtelier. Changer d’établissement scolaire met fin aux relations amicales, d’autant plus que l’hôtel social n’offre que peu d’accès à Internet. Il est donc compliqué pour ces jeunes de suivre sur les réseaux sociaux les amis qu’ils ont rencontrés à l’école. Pour les mêmes raisons, les vacances scolaires sont une période difficile pendant laquelle, par manque de loisirs et de contacts, le désœuvrement s’ajoute au découragement.

Que faire ?

Au final, les adolescents hébergés en hôtel constituent un exemple frappant du « décalage entre les droits proclamés et les droits réels des enfants » pointé par le Défenseur des droits dans son rapport 2019. Leur cas n’est pas isolé car des constats similaires ont été tirés à propos de l’hyper-mobilité des jeunes mineurs isolés et de leurs difficultés à accéder à l’école [2].

Plusieurs types de mesures permettraient d’améliorer le quotidien de ces adolescents, à travers leurs conditions d’hébergement ou de suivi social. Bien sûr, dans l’idéal, aucune famille ne devrait vivre durablement à l’hôtel tant les conditions sont dures. Il faudrait en priorité trouver plus rapidement qu’aujourd’hui d’autres solutions d’hébergement, en favorisant l’accès à du logement social, à des centres dédiés aux familles ou à des appartements d’urgence [3]. Le dispositif hôtelier lui-même sature : plus de 1 000 personnes vivant en famille n’ont pas de solution d’hébergement chaque soir. En attendant, il faut améliorer les conditions de vie des adolescents à l’hôtel : favoriser leur accès à Internet ; créer des espaces collectifs dédiés aux jeunes ; les aider pour leur permettre de faire des activités extrascolaires, culturelles ou sportives, en particulier durant les vacances scolaires, etc. La priorité demeure toutefois la continuité de la scolarisation dans le même établissement, qui doit être le critère principal pour (re)loger les familles. D’autres solutions pourraient être envisagées quand l’éloignement domicile école devient trop important : par exemple, trouver des places en internat avec un retour possible le week-end auprès des proches, ce qui aurait des effets bénéfiques sur la scolarisation et sortirait ces jeunes de la vie contrainte en hôtel.

Odile Macchi, sociologue, Observatoire du Samusocial de Paris
Nicolas Oppenchaim, maître de conférences en sociologie, Université de Tours

Photo / © Julien Jaulin


[1Pour une histoire plus détaillée de la pérennisation du recours à l’hôtel pour loger les familles, se reporter à l’article d’Erwan Lemener, « Quel toit pour les familles à la rue ? » dans la revue Métropolitiques.

[2Noémie Paté, « L’accès – ou le non-accès – à la protection des mineur.e.s isolé.e.s en situation de migration : l’évaluation de la minorité et de l’isolement ou la mise à l’épreuve de la crédibilité narrative, comportementale et physique des mineur.e.s isolé.e.s. », thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 10, 2018.

[3Alors même que c’est un leurre de croire que l’hôtel coûte moins cher à long terme que de construire des centres dédiés aux familles. Le recours à l’hôtel représente en 2018 un coût de 228 millions d’euros par an sur les 265 millions du budget du Samusocial de Paris.

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Date de première rédaction le 17 décembre 2019.
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