Mesurer

Comment mesure-t-on la pauvreté en France ?

Être pauvre, c’est disposer de peu. Définir la pauvreté revient à déterminer ce que représente ce « peu » : peu par rapport à quoi ? Pour cela, il existe plusieurs méthodes. Les explications de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Publié le 2 décembre 2020

https://www.inegalites.fr/Comment-mesure-t-on-la-pauvrete-en-France - Reproduction interdite

Revenus Pauvreté

Pour mesurer la pauvreté, on dispose de quatre méthodes principales : la première s’appuie sur un niveau de revenu – le seuil de pauvreté – défini par rapport au niveau de vie général de la population ; la seconde, sur le fait de recevoir une allocation de revenu minimum ; la troisième, sur des critères de privation en termes de conditions de vie ; et la dernière, sur la définition d’un train de vie minimum (pauvreté absolue).

La pauvreté relative au niveau de vie médian de la population

Dans la plupart des pays riches, le « peu » s’applique au niveau de vie : on est pauvre parce que l’on vit avec beaucoup moins d’argent que la moyenne. En réalité, pas exactement la moyenne, mais la « médiane ». La moyenne prend en compte les revenus de toute la population divisés par le nombre de personnes, ce qui présente un inconvénient : un petit nombre de personnes très riches tirent la valeur de la moyenne vers le haut, sans que ce soit très significatif du niveau de vie global. D’où l’utilisation de la médiane, qui est la valeur du niveau de vie pour laquelle autant de personnes gagnent plus et autant gagnent moins : elle sépare la population en deux.

Ensuite, pour définir la pauvreté, il reste à déterminer la distance par rapport à ce niveau de vie médian. Pour cela, on décide arbitrairement d’un seuil exprimé en pourcentage de ce niveau de vie. En Europe, le plus souvent, on utilise le seuil de 60 % du niveau de vie médian (après impôts et prestations sociales). En France, le niveau de vie médian est de 1 770 euros mensuels pour une personne seule en 2018. Le seuil de pauvreté de 60 % est donc de 1 063 euros (60 % de 1 770). Tous ceux qui vivent avec moins de 1 063 euros par mois sont considérés comme pauvres.

Le calcul n’est pas terminé. Avec 1 063 euros, on ne vit pas de la même façon si on est seul ou au sein d’une famille avec trois enfants par exemple. Pour en tenir compte, l’Insee utilise un système de parts, comme pour un gâteau. Dans une famille, le premier adulte vaut une part entière, toutes les personnes de plus de 14 ans comptent pour une demi-part et les moins de 14 ans pour 0,3 part. Chacun ne vaut pas une part entière car on fait des économies en vivant à plusieurs : nul besoin d’une cuisine ou d’une salle de bain par personne. Un couple vaut donc 1,5 part par exemple. Selon l’Insee, une personne seule est pauvre si elle perçoit moins de 1 063 euros par mois et un couple avec deux enfants de moins de 14 ans (cette famille compte pour 2,1 parts) si ses ressources ne dépassent pas 2 230 euros (1 063 euros x 2,1 parts). L’institut décline ainsi des seuils pour tous les types de famille.

Pourquoi un seuil de 60 % ? On pourrait tout aussi bien décider que la pauvreté est définie par un seuil de 47 %, de 72 % ou de 83 % du niveau de vie médian. Aucun ne serait plus juste ou plus « objectif » qu’un autre. Jusqu’à la fin des années 2000 en France, on utilisait celui à 50 %, soit 885 euros en 2018 pour une personne seule. Le choix du taux a un impact énorme : à 60 % du niveau de vie médian, on compte plus de neuf millions de pauvres ; à 50 %, on arrive à cinq millions. L’Observatoire des inégalités – comme l’OCDE – continue à utiliser le plus souvent (quand les données sont disponibles) le seuil de 50 %, car il estime qu’à 60 % on rassemble des populations trop différentes.

Une variante de cette pauvreté monétaire relative pourrait être de considérer comme pauvres ceux qui se situent en dessous du seuil des 10 % les plus démunis. Ponctuellement, nous utilisons ce seuil pour désigner les plus pauvres. Après tout, c’est souvent avec ce type de seuil (en pourcentage de la population, et non avec un seuil calculé à partir du niveau de vie médian) que l’on mesure la situation des riches en France. L’avantage, c’est que la norme est simple à comprendre et qu’elle permet de débattre du niveau de revenu d’une fraction de la population définie comme pauvre. L’inconvénient, c’est que le taux de pauvreté ne change jamais (c’est toujours 10 %) et que le nombre de pauvres n’évolue qu’en fonction de la population totale. Seule une politique de baisse de la population ferait baisser le nombre de pauvres ainsi mesuré.

Ce n’est pas parce qu’il existe plusieurs seuils de pauvreté qui conduisent à des mesures différentes que « l’on peut faire dire ce que l’on veut aux chiffres », comme on l’entend dire trop souvent. En revanche, il faut avoir conscience que la statistique est une construction et qu’il faut utiliser ses outils en maîtrisant ce dont on parle, au risque, sinon, de porter des jugements erronés.

Quand le niveau de vie médian baisse, le seuil de pauvreté baisse aussi
Le seuil de pauvreté monétaire est calculé en pourcentage du niveau de vie médian. Quand le niveau de vie médian baisse d’une année sur l’autre, automatiquement le seuil de pauvreté baisse aussi. Pour un même revenu, une partie des personnes qui étaient considérées comme pauvres une année ne le sont plus l’année suivante du fait de cette baisse du seuil, alors que leur niveau de vie n’a pas changé. C’est ce qui s’est passé en France entre 2009 et 2013 et ce qui pourrait être le cas en 2020 avec la crise liée à la Covid-19. Cette situation est liée à la définition relative de la pauvreté : puisqu’on est pauvre par rapport au niveau de vie médian, il est « normal » que le seuil de pauvreté baisse aussi quand le niveau de vie médian baisse.

Allocataires de minima sociaux : la pauvreté « légale »

La deuxième méthode pour évaluer la pauvreté consiste à décider que les personnes pauvres sont celles à qui la société apporte un soutien en leur versant un revenu minimum. On décide ainsi collectivement qu’un revenu inférieur à ce minimum est trop peu pour vivre et qu’avec moins que ce revenu, on est pauvre. Notre Constitution indique que « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement » [1]. En dénombrant le nombre d’allocataires de minima sociaux, on mesure une pauvreté que l’on peut qualifier de « légale » car c’est l’administration qui octroie cette reconnaissance.

Il existe plusieurs minima sociaux : les principaux sont versés, sous conditions de revenus, aux personnes âgées (minimum vieillesse), aux handicapés, aux chômeurs en fin de droits (allocation spécifique de solidarité) et aux personnes de plus de 25 ans sans ressources (revenu de solidarité active). Au total, environ quatre millions de ménages perçoivent ces minima. En comptabilisant les ayants droit (conjoints, enfants...), plus de six millions d’individus doivent vivre de la solidarité nationale.

Cette pauvreté « légale » évolue en fonction de la loi. Une règle qui durcit les conditions d’accès à tel ou tel minimum social réduit la pauvreté, et inversement. La création du RMI, en 1989, a fait apparaître une pauvreté dissimulée auparavant. L’utilisation des données sur les minima sociaux pour mesurer l’évolution de la pauvreté est complexe : cette méthode n’est valable que si les règles d’attribution demeurent toujours les mêmes.

La société ne fixe pas le même minimum pour tous : les montants tiennent compte de la composition de la famille. En outre, on estime que les personnes âgées et les handicapés doivent percevoir un montant minimum beaucoup plus élevé : 900 euros, contre un peu plus de 500 euros pour les autres adultes. On justifie cette différence par le fait que les aînés, comme les personnes handicapées, ont très peu de possibilités de voir leur situation s’améliorer dans le temps. Pour les autres, ils sont censés pouvoir retrouver du travail.

La pauvreté en termes de conditions de vie

Les mesures précédentes ne reposent que sur des critères monétaires ou administratifs. Or, la conséquence de la pauvreté, c’est aussi l’exclusion de certaines pratiques, de certaines consommations. Avoir peu, mais de quoi concrètement ? Pour mieux comprendre le phénomène, l’Insee mesure les privations d’une partie de la population, ce que les chercheurs appellent « la pauvreté en conditions de vie ». L’institut établit une liste et pose la question aux ménages : « pouvez-vous chauffer votre logement ? », « recevoir des amis ? », « remplacer les meubles ? », etc.

On peut calculer un taux de pauvreté en conditions de vie en estimant que, si une personne ne répond pas à un certain nombre de critères, elle est pauvre. En 2016, si on considérait comme pauvre un ménage cumulant huit difficultés sur 27, on obtenait alors un taux de pauvreté en conditions de vie de 12 %.

Ce type de mesure de la pauvreté repose sur les déclarations des ménages et il pose des difficultés méthodologiques importantes [2]. Les questions posées – comme dans tous les sondages – sont sujettes à interprétation : « joindre les deux bouts avec difficultés » ne signifie pas la même chose pour tout le monde et, en période de crise, une partie des sondés peuvent réduire leurs exigences.

La pauvreté absolue : ce qu’il faut pour vivre dignement

Enfin, on peut définir le « peu » comme les biens et services indispensables pour vivre correctement (se nourrir, se vêtir, se soigner, etc.). On qualifie ce seuil d’« absolu » (par opposition au seuil de pauvreté « relatif ») car il ne dépend pas du niveau de vie de la population. Cette méthode est utilisée aux États-Unis et dans les pays en développement. En France, la liste des biens insaisissables fonctionne de la même façon : il s’agit des biens et services dont la collectivité décide que l’on ne peut priver personne, quoi qu’il arrive. Cette liste sert à déterminer ce qui ne peut être retiré à une famille qui ne rembourse pas un emprunt. Elle comprend les vêtements, le linge de maison, les appareils de chauffage, le téléphone, etc.

La pauvreté « absolue » ne l’est pas vraiment car « l’indispensable » évolue avec le temps. Au fond, il faut la faire évoluer en fonction de la richesse du pays. Comment savoir ce qu’est une vie « correcte » ? Ce qui est « indispensable » ? Comme pour le pourcentage du seuil de pauvreté relatif, la définition du minimum vital est arbitraire. L’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale a déterminé des « budgets de référence » : les biens et services minimaux pour « participer effectivement à la vie sociale », un concept proche de celui de pauvreté absolue. Mais l’organisme est arrivé à un budget minimum de 1 400 euros mensuels pour une personne seule. À ce niveau, 40 % de la population ne peut pas « participer effectivement à la vie sociale », un chiffrage qui dépasse notre conception de la pauvreté.

Inversement, le risque est d’aboutir à une liste minimaliste qui évoluerait peu, sans tenir compte du progrès de la société. C’est le cas aux États-Unis où l’ensemble a été défini au milieu des années 1960 et a peu été revalorisé, ce qui minimise la pauvreté. Même si le travail sur le sujet est relativement ignoré en France, la notion de minimum décent pour vivre reste pertinente pour mesurer la pauvreté.

Il n’existe pas de mesure « juste » ou « objective » de la pauvreté. Comprendre ce phénomène implique même certainement d’utiliser différents outils qui se complètent plus qu’ils ne se concurrencent car ils permettent d’éclairer les différentes formes que peut prendre la pauvreté. On pourra malgré tout regretter que, le plus souvent, le débat se concentre sur l’évolution de données sans toujours bien maîtriser de quoi il est question au fond, ce qui peut conduire à des contresens importants. Le travail sur la méthode est rarement séparable de l’analyse du contenu.

Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités


[1Article 10 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, toujours en vigueur.

Date de première rédaction le 2 septembre 2017.
© Tous droits réservés - Observatoire des inégalités - (voir les modalités des droits de reproduction)

Sur ce thème