Analyse

Les adolescents des cités sont-ils enfermés dans des ghettos ?

Les jeunes sont inégaux face à la faculté de se déplacer, comme le montre l’exemple des adolescents des cités. Encore faut-il se méfier de tout simplisme dans ce domaine : davantage que l’effet de quartier, c’est celui du milieu social d’origine qui pèse sur leurs déplacements vers d’autres territoires que le leur. L’analyse de Nicolas Oppenchaim, sociologue, maître de conférences à l’université de Tours.

Publié le 7 février 2017

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Modes de vie Âges Catégories sociales Quartiers en difficulté

Cet article s’appuie sur l’exploitation de l’Enquête globale transport de 2010 et d’une enquête de terrain dans des quartiers pauvres de banlieue parisienne.

La mobilité hors de son quartier d’habitation constitue une expérience essentielle pour les adolescents [1], qui participe à leur socialisation [2]. Elle donne accès à des équipements urbains différents de ceux qu’ils connaissent déjà, elle permet de s’émanciper en partie de la tutelle des adultes et de découvrir de nouveaux univers. En explorant des espaces publics inconnus, les adolescents sont confrontés à d’autres citadins, à des comportements, à des architectures et à des équipements dont ils ne sont pas toujours familiers. Ces mobilités mettent à l’épreuve les habitudes qu’ils ont acquises dans leur famille, dans leur quartier ou à l’école. Les adolescents des quartiers les plus pauvres des villes [3] ont-ils alors les mêmes pratiques de mobilité que celles des jeunes de leur âge ? Sont-ils enfermés dans des « ghettos » ?

Un moindre potentiel de mobilité des filles de catégories populaires

La mobilité des jeunes doit être analysée avec précaution. Il convient tout d’abord de tenir compte de la présence ou non, près du domicile des adolescents, d’équipements sportifs, culturels, de loisirs ou de commerces. Une faible mobilité d’un adolescent vivant au cœur de Paris est-elle comparable à celle d’un adolescent de banlieue ou de milieu rural ? De plus, rien ne dit que des déplacements fréquents soient toujours désirés. Passer du temps dans les transports pour aller au cinéma, jouer au foot ou rencontrer des amis n’est pas toujours vécu très positivement par les adolescents ou leurs parents. A l’inverse, une partie des adolescents des cités se déplace très fréquemment parce qu’ils ne se sentent pas à l’aise dans leur quartier et qu’ils souhaitent s’éloigner des autres jeunes qui y habitent.

Par ailleurs, il faut se poser tant la question de la capacité des adolescents à se déplacer que celle des déplacements réels. Certains jeunes peuvent accéder rapidement à des transports en commun ou être accompagnés facilement en voiture sans nécessairement avoir besoin de se déplacer très loin, car ils trouvent leur bonheur en termes d’activités dans leur quartier ou à proximité. Les adolescents possèdent des potentiels très inégaux pour se déplacer selon leur genre, leur lieu de résidence et leur classe sociale.

Reste qu’en Île-de-France, les adolescents habitant dans les quartiers les plus pauvres, cibles de la politique de la ville, ont un potentiel de mobilité différent de celui des jeunes qui ne vivent pas dans ces territoires. Ils ne souffrent pas d’un moins bon accès en transports en commun aux lieux de loisirs ou d’achats fréquentés par les jeunes de la région, car ils vivent fréquemment à proximité de Paris alors que, dans leur ensemble, la moitié des adolescents franciliens réside en lointaine banlieue. Mais ils ont plus de difficultés à se déplacer parce que, tout d’abord, appartenant en très grande partie aux catégories populaires, leurs parents sont moins nombreux à posséder une voiture. Ceux-ci disposent aussi de moins de temps pour accompagner les déplacements de leurs enfants : les adolescents des quartiers pauvres vivent plus fréquemment que les autres dans une famille monoparentale, avec un nombre important de frères et sœurs ; leurs parents travaillent plus souvent en soirée ou tôt le matin.

Ce tableau, et les suivants, porte sur les jeunes âgés de 11 à 18 ans, encore scolarisés au collège, au lycée ou en apprentissage, et ne disposant pas du permis de conduire. Il est basé sur l’exploitation secondaire de l’Enquête Globale Transport de 2010, qui permet de décrire les déplacements des Franciliens de plus de 6 ans au cours d’une journée de semaine et le week-end.
Adolescents franciliens vivant dans un ménage bi-motorisé ne résidant pas à Paris
% d'adolescents
Catégories populaires18,3
Catégories moyennes46,3
Catégories supérieures63,8
Ensemble42
Lecture : 42 % des adolescents franciliens n’habitant pas à Paris vivent dans une famille avec deux voitures. Les jeunes de catégories populaires ne sont que 18,3 % à être dans ce cas.
Source : Enquête globale transport STIF-OMNIL-DRIEA - Données 2010 - Calculs Nicolas Oppenchaim - © Observatoire des inégalités

Cette moindre disponibilité des parents pèse plus spécifiquement sur les filles. Alors qu’elles sont généralement davantage accompagnées par leurs parents que les garçons, ce n’est pas le cas dans les quartiers les plus pauvres. Les filles de ces quartiers ont alors beaucoup moins d’activités extrascolaires en dehors de leur domicile, notamment en soirée, car ce déficit d’accompagnement n’est compensé qu’en partie seulement par un usage autonome plus fréquent des transports en commun.

Adolescents franciliens ayant été accompagnés pour réaliser une activité extrascolaire un jour de week-end
% de garçons
% de filles
Catégories populaires28,321,6
Catégories moyennes28,740,2
Catégories supérieures47,154,1
Ensemble35,740,1
Lecture : 40,1% des filles franciliennes ont été accompagnées par leurs parents pour réaliser une activité extrascolaire, mais seulement 21,6% lorsqu'elles appartiennent aux catégories populaires.
Source : Enquête globale transport STIF-OMNIL-DRIEA - Données 2010 - Calculs Nicolas Oppenchaim - © Observatoire des inégalités
Adolescents franciliens ayant eu une activité extrascolaire un jour de week-end
% de garçons
% de filles
Catégories populaires72,252,3
Catégories moyennes68,363,3
Catégories supérieures76,878,3
Ensemble72,765,6
Lecture : 65,6% des filles franciliennes ont eu au moins une activité extrascolaire un jour de week-end, mais seulement 52,3% lorsqu'elles appartiennent aux catégories populaires.
Source : Enquête globale transport STIF-OMNIL-DRIEA - Données 2010 - Calculs Nicolas Oppenchaim - © Observatoire des inégalités

Les filles des quartiers pauvres réalisent néanmoins autant d’activités extrascolaires que celles des catégories populaires d’autres quartiers. Si elles se déplacent moins fréquemment que les autres filles et garçons de leur âge, ce n’est pas du fait de leur lieu de vie, mais avant tout parce qu’elles appartiennent très majoritairement aux catégories populaires. Les garçons des quartiers pauvres sont également aussi nombreux que les autres adolescents de catégories populaires et moyennes à se déplacer pour réaliser des activités extrascolaires.

L’influence des habitudes acquises dans la famille ou dans le quartier

La manière dont les adolescents se déplacent est également fortement influencée par les habitudes qu’ils acquièrent dans leur famille. Celles-ci constituent un frein à la mobilité pour une partie des adolescents des quartiers pauvres, dont la mobilité est très contrôlée par leurs parents, en raison de craintes d’agressions, notamment dans les transports en commun. Ces habitudes sont prises au fur et à mesure que les adolescents apprennent à se déplacer. Ces jeunes disposent rarement d’une carte de transports et sont le plus souvent accompagnés, par les parents en voiture ou par un aîné dans les transports en commun. Ils intériorisent les craintes de leurs parents. Certains déplacements sont sources d’une véritable angoisse pour eux, notamment en métro ou en RER, alors qu’ils sont beaucoup moins anxieux en bus. De même, ils développent une forme de phobie des foules urbaines, non seulement en raison des peurs d’agressions, mais également parce qu’ils craignent les contacts avec des inconnus dont ils peuvent avoir du mal à interpréter certaines réactions (sourires, regards appuyés, plaisanteries, etc.).

Ces habitudes sont parfois infléchies par deux types de déplacements. Les adolescents qui sont le plus surveillés par leurs parents et qui se caractérisent par un repli sur le domicile apprécient particulièrement les sorties organisées par l’Education nationale. La présence d’adultes encadrant le déplacement sécurise leurs parents, même s’il faut parfois user de stratagèmes pour qu’ils acceptent de laisser leurs enfants participer aux sorties. Ces adolescents perçoivent ces sorties comme propices à la découverte et à l’aventure, car elles sont l’occasion d’une première familiarisation avec les déplacements en transports en commun et les promenades urbaines (théâtres, musées…). Les stages de découverte professionnelle en classe de troisième jouent un rôle analogue, car ils sont souvent l’occasion pour les adolescents d’utiliser durant une semaine les transports en commun sans leurs parents et de flâner à proximité du lieu de stage.

Par ailleurs, certains de ces adolescents se déplacent parfois avec un(e) ami(e) de leur quartier plus familier des trajets en transports en commun. S’ils se sentent peu en confiance durant ces déplacements, ils sont sécurisés par la présence de cet ami(e). Certains sont alors séduits par la brièveté des contacts qui leur permet de rire des autres citadins, voire d’en être la cible, sans que cela prête forcément à conséquence, contrairement à ce qui peut se passer dans leur quartier.

Ces deux exemples montrent la diversité des formes de socialisation (les parents, les amis, l’école, etc.) qui influencent les mobilités. Ils soulignent l’importance de l’apprentissage dans la pratique, qui peut remettre en cause les habitudes des adolescents. La mobilité est une expérience décisive à cet âge. En se déplaçant, les jeunes sont confrontés à d’autres personnes ne partageant pas nécessairement les mêmes habitudes qu’eux. Ils se familiarisent progressivement avec les règles de la vie en ville : ils adaptent leurs comportements à ceux des autres citadins afin de trouver peu à peu leur place dans les lieux qu’ils fréquentent. Néanmoins, ces relations avec des citadins d’autres milieux ne se passent pas toujours de manière harmonieuse.

Une partie des adolescents des quartiers pauvres développe ainsi un sentiment d’opposition entre « eux » et « nous », qui structure fortement leur mobilité. Ce sentiment d’opposition avec les autres citadins se nourrit tout d’abord d’une conscience aigüe de la ségrégation ethno-raciale, sociale, et de la mauvaise image associée à leur quartier. Il est renforcé par des expériences scolaires chaotiques, marquées bien souvent par l’échec, propices au sentiment d’être victimes d’un racisme de l’institution. Dans certains cas, ce sentiment d’opposition est nourri par le vécu de discriminations par des membres plus âgés de la famille, en particulier sur le marché du travail ou dans certains lieux publics (restaurants, centres commerciaux). L’expérience de ces discriminations conduit les membres plus âgés à développer un discours négatif autour du racisme qu’ils subissent au quotidien. Ce discours a des effets sur les pratiques des adolescents, notamment lorsqu’il est confirmé par des épreuves de discrimination vécues personnellement par le jeune dans ses mobilités ou dans ses recherches de stages par exemple.

En effet, le sentiment d’opposition avec les autres citadins s’actualise lorsque ces adolescents se déplacent, en particulier lorsqu’ils ont l’impression que les autres personnes jugent que leur présence pose problème. Différents indices leur font sentir cette hostilité : des regards désobligeants, un jugement agressif sur leur comportement, des changements de place dans les transports ou des stratégies d’évitement dans les rues, le refus de s’engager dans des interactions banales de la vie urbaine (demander l’heure, une direction, etc.). Ils se sentent stigmatisés en raison à la fois de leur couleur de peau, de leur classe sociale et de leur âge. Les adolescents disent percevoir plus fortement de l’hostilité lorsqu’ils se déplacent en groupe : ils expliquent bien souvent le comportement des autres citadins par un racisme de « blancs » et ils savent que leurs réactions ne seraient pas les mêmes avec des jeunes de milieux sociaux différents.

Ces adolescents ont fortement conscience de l’image qu’ils dégagent et de la méfiance qu’ils suscitent. Ils peuvent y réagir par une posture agressive et une mise en scène de soi et de leur virilité (provocations, moqueries, etc.), qui n’est pas forcément possible dans leur quartier par peur des réactions des « grands ». Ce sentiment de stigmatisation est renforcé dans les contacts avec les vigiles et les contrôleurs, mais surtout avec les policiers, soupçonnés de vouloir entraver leur mobilité en adoptant des comportements discriminants à leur égard, telle la répétition de contrôles d’identité, notamment dans les lieux touristiques de la capitale.

En conséquence, ces adolescents développent une représentation clivée de la ville. Certains se replient sur leur quartier lorsque la stigmatisation dans leurs déplacements devient trop difficile à supporter. Il s’agit généralement d’adolescents qui ont une faible confiance dans leurs capacités de séduction et une estime de soi entachée par leur trajectoire scolaire chaotique. La multiplication de difficultés dans les contacts avec les autres citadins (même bénignes) ancre alors la certitude qu’ils ne trouveront que des ennuis en dehors de leur quartier, notamment lorsque leurs amis du même âge ont été confrontés aux mêmes types de situations. Ils ne sortent de leur quartier qu’en compagnie d’un nombre de jeunes suffisamment important pour s’approprier l’espace des transports en commun et s’amuser, sans s’exposer à la présence et aux réactions des autres citadins impressionnés.

Au bout du compte, ce n’est pas parce qu’une partie des jeunes appréhende de se déplacer que l’on peut généraliser cette situation à l’ensemble des adolescents des quartiers pauvres. Ces derniers ne sont pas confinés dans des ghettos. Certains passent beaucoup de temps dans leur quartier, mais ils ne se sentent pas ’assignés à résidence’ car ils arrivent à réaliser à proximité les activités des adolescents de leur âge (faire du sport, des activités culturelles, passer du temps entre amis, vivre une relation amoureuse, etc.). D’autres adolescents restent attachés à leur quartier mais aiment également flâner en ville, laisser le hasard jouer un rôle important dans le déroulement de leurs déplacements et rencontrer des citadins qu’ils ne connaissent pas.

Mais il reste bien une partie de jeunes qui ont du mal à se déplacer en raison de peurs transmises par leur famille ou du sentiment d’être stigmatisés. Comment faire en sorte qu’ils puissent se déplacer comme ils le désirent ? Si les enseignants, les animateurs et les travailleurs sociaux sont sans aucun doute les mieux placés pour les aider à vaincre leur appréhension de la mobilité, ils ne doivent pas seulement travailler sur des compétences à se déplacer (savoir lire un plan, être à l’aise dans les transports, etc.) mais également prendre en compte la diversité des facteurs qui jouent, comme le contexte familial des adolescents, leur quartier ou leur expérience de l’école.

Nicolas Oppenchaim, sociologue, maître de conférences à l’université François Rabelais de Tours et chercheur au laboratoire Citeres. Il est l’auteur en 2016 de l’ouvrage Adolescents de cité. L’épreuve de la mobilité aux Presses Universitaires François Rabelais.

Photo/© Marion Pluss


[1Dans cet article, il est plus particulièrement question de jeunes âgés de 14 à 18 ans.

[2En sociologie, la socialisation désigne le processus d’acquisition d’habitudes, de normes et de valeurs par les individus tout au long de leur vie. On distingue la socialisation primaire, qui correspond à la période de l’enfance, et la socialisation secondaire, qui à l’âge adulte prolonge ou modifie les habitudes et les valeurs acquises plus jeune. Pour plus de précisions, voir Les 100 mots de la sociologie, Serge Paugam (dir.), coll. Que sais-je ?, PUF, 2010.

[3Dans cet article, nous nous intéressons aux quartiers ciblés par la politique de la ville : les zones urbaines sensibles (ZUS, de 1996 à 2014), puis depuis février 2014, les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). La politique de la ville vise à répondre au cumul de difficultés qui touchent ces territoires les plus pauvres de France.

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Date de première rédaction le 7 février 2017.
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