Analyse

Les plus pauvres dans la tourmente

En 2018, on comptait 5,3 millions de pauvres en France. Combien sont-ils aujourd’hui, en pleine récession causée par la pandémie de coronavirus ? Dans la synthèse du Rapport sur la pauvreté en France, Louis Maurin analyse les tendances de long terme, ainsi que l’effet de la crise sur la pauvreté.

Publié le 26 novembre 2020

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Revenus Pauvreté

Quel sera l’impact de la récession causée par la pandémie de coronavirus ? 500 000 personnes pauvres de plus ? Un million ? La très grande majorité des données de notre second Rapport sur la pauvreté en France ont été collectées avant la crise de 2020. En 2018 – dernière année connue – on comptait 5,3 millions de pauvres au seuil de pauvreté fixé à 50 % du niveau de vie médian, soit 8,3 % de la population. Personne ne sait dire avec précision à quel niveau nous en sommes à la fin de l’année 2020.

Heureusement, notre modèle social a protégé du pire une grande partie de la population. Environ 80 % n’a subi aucune conséquence ou presque en termes de revenus du fait des périodes de confinement : les pensions et prestations de retraite ont été maintenues, ainsi que les salaires des fonctionnaires, et un dispositif généreux de chômage partiel a été mis en place dans le secteur privé. Mais pour les 20 % restants, les conséquences sont d’un autre ordre.

En 2020, le produit intérieur brut (PIB) devrait chuter de 10 %. Les répercussions vont être considérables pour une partie de la population. À la fin de l’été, le nombre de foyers allocataires du seul RSA avait déjà grimpé de 10 % par rapport au début de l’année 2020, soit environ 400 000 personnes supplémentaires si l’on compte les conjoints et les enfants qui vivent de ce minimum social. Fin septembre, le nombre de chômeurs avait augmenté de 360 000. Fin 2020, la hausse devrait être comprise entre 800 000 et 900 000 nouveaux chômeurs, avec des conséquences sur le nombre de personnes pauvres. Selon le Secours catholique [1], « depuis le printemps 2020, les délégations témoignent de la hausse significative des demandes d’aide et des sollicitations de nouvelles personnes et de nouveaux publics ».

Distinguer les effets à court et à long terme

Pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui, il faut bien distinguer deux types d’impacts. Les effets de court terme d’abord. La première période de confinement a imposé l’arrêt brutal de l’activité d’une partie des actifs. Certains non-salariés se sont trouvés du jour au lendemain sans ressources ou presque, de même que les personnes en emploi précaire qui n’avaient pas assez cotisé pour être indemnisées par l’assurance chômage, notamment les jeunes. Une partie disposait d’assez d’argent de côté pour tenir ces trois mois de confinement, d’autres ont fait jouer les solidarités familiales ou de voisinage. Alors que la reprise semblait s’amorcer, le second confinement a mis un nouveau coup de frein et a conduit une partie des actifs à se trouver à nouveau sans emploi. En peu de temps, la pauvreté a gagné du terrain.

Ensuite, les conséquences sur le long terme. Quand un hôtel ferme ses portes, qu’un commerçant baisse le rideau, qu’une entreprise s’arrête, les salariés se retrouvent au chômage et voient leur niveau de vie diminuer. Ces faillites prévisibles ont des conséquences en chaîne, notamment le non-paiement des fournisseurs, obligés aussi de ralentir, voire de stopper, leur activité.

Quand les conditions sanitaires le permettront, il y aura un effet de rattrapage. Les repas au restaurant, les nuitées à l’hôtel ou les places de concert perdus pendant le confinement sont autant de revenus en moins pour les professionnels, mais l’activité va repartir. De plus, beaucoup de Français ont épargné et l’achat de biens durables a souvent été seulement reporté. Il faudra sans doute attendre l’été 2021 avant de commencer à faire un vrai bilan. Mais même en prenant en compte cet effet de reprise, de nombreuses personnes vont probablement basculer pour un moment dans la pauvreté, suite à la perte de leur emploi. Les moins qualifiés notamment.

Pourquoi avons-nous opté pour un seuil de pauvreté fixé à 50 % du niveau de vie médian ?
Le simple choix d’un seuil de pauvreté de 50 % ou de 60 % du niveau de vie médian fait passer de 5 à 9 millions le nombre de personnes pauvres. Le seuil de pauvreté de 60 %, qui dépasse légèrement les 1 000 euros mensuels pour une personne seule, prend en compte des situations sociales très hétérogènes, qui vont de ce que l’on appelait il y a quelques années le quart-monde jusqu’à des milieux sociaux que l’on peut qualifier de « très modestes ». Pour l’Observatoire des inégalités, ce mélange de situations sociales très différentes entretient la confusion. Dans ce rapport, chaque fois que les données sont disponibles, nous avons opté pour le seuil de pauvreté de 50 % plutôt que pour celui de 60 %. Quand nous utilisons le seuil de 60 % faute de mieux, nous le signalons.

Les jeunes en première ligne

On mesure donc mal l’impact profond que la crise aura sur le niveau de la pauvreté. Il faut éviter à la fois d’en minimiser et d’en dramatiser les conséquences. Si les personnes âgées ont subi les plus lourdes conséquences en termes de santé, les jeunes vont payer l’addition en matière d’emplois et de revenus. C’est pour cette raison que nous leur consacrons un éclairage spécial dans ce rapport. D’abord parce qu’ils occupent les emplois les plus précaires et les petits « jobs » non salariés. La précarité du travail n’est pas généralisée, elle repose essentiellement sur leurs épaules. Quand la crise est là, ils encaissent le choc en premier. S’ajoutent les difficultés de formation et d’insertion des nouvelles générations dans un marché du travail déprimé et où les entreprises sont dans la plus totale incertitude quant à leur avenir. Comment embaucher quand on ne sait pas si l’on va devoir se reconfiner du jour au lendemain ? On mesure l’anxiété des jeunes qui ont achevé leur formation initiale en juin dernier et qui, en septembre, n’ont trouvé que des portes closes. L’inquiétude est d’autant plus grande que la situation des jeunes était déjà dégradée, avant même cette année noire. Entre 2002 et 2018, le taux de pauvreté des jeunes de 18 à 29 ans a déjà progressé de 50 %, de 8 % à près de 13 %.

Au-delà des jeunes, « la capacité des ménages en situation de précarité à résister aux chocs endurés est mise à rude épreuve », souligne le Secours catholique dans son rapport 2020. Les plus vulnérables sont les moins qualifiés des milieux populaires. En 2017, le taux de pauvreté des ouvriers et employés était respectivement de 9 % et 11 %, soit quatre et cinq fois supérieur à celui des cadres supérieurs (2 %). La pauvreté ne frappe pas au hasard et, pour s’en protéger, la formation scolaire joue un rôle essentiel : 81 % des pauvres ont au mieux le bac. Le virus va enfoncer un peu plus cette France des classes populaires. Ce phénomène va se répercuter d’un point de vue géographique : toute la France ne va pas souffrir de la même façon, ce sont d’abord les quartiers pauvres qui paieront l’addition.

Un contexte déjà tendu

La situation est d’autant plus inquiétante qu’avant la crise l’état des lieux n’était pas reluisant. Certes, à partir de 2016, le chômage avait recommencé à baisser lentement. Mais la reprise de l’activité est restée trop faible pour vraiment améliorer le sort des plus démunis. Au cours des cinq dernières années connues (2013-2018), le taux de pauvreté est resté assez stable, avec une remontée en 2018 due notamment à la baisse des allocations logement décidée en 2017.

Enfin, depuis 2008, les niveaux de vie du bas de l’échelle ont stagné. Le maximum de 963 euros en 2008 pour les 10 % les plus pauvres est passé à 934 euros en 2018, soit un recul de 3 %. Un niveau de vie qui aurait même diminué de 12 % si l’on ne prenait pas en compte les prestations sociales.

La stagnation des niveaux de vie des plus modestes reflète bien la situation de la France, comme de nombreux pays riches : une croissance terne qui se traduit soit par du chômage, soit par la création de pseudo-emplois, et une pauvreté qui ne se résorbe plus. En face, des classes aisées dont les niveaux de vie continuent à progresser.

L’évolution de la pauvreté dans les années qui viennent dépendra pour beaucoup des politiques mises en œuvre. Le gouvernement a eu la sagesse, avec le chômage partiel, de faire prendre en charge par la collectivité une grande partie des salaires : on a évité la catastrophe économique. Nous avons collectivement cotisé – cet argent ne tombe pas du ciel – pour maintenir à flot les revenus et l’activité. C’est une bonne chose. Le gouvernement a aussi présenté un plan de relance de 100 milliards d’euros et les pays européens ont enfin su, devant un phénomène historique, agir de manière un peu moins désordonnée que d’habitude.

Mettre en place un revenu minimum unique

Il faut faire feu de tout bois pour sauver le maximum d’emplois. L’ampleur des mesures prises pour préserver de la crise les fonctionnaires et les emplois privés contraste avec la faiblesse des efforts en direction des démunis. Le plan de relance du gouvernement ne leur laisse que des miettes. Il est vrai qu’avant la crise, la majorité avait solidement augmenté le niveau de vie des personnes âgées et des personnes handicapées les plus pauvres, ce qui devrait leur permettre de se situer au-dessus du seuil de pauvreté de 50 %. Mais pour les autres, rien ou presque. Ce ne sont pas les 100 euros de hausse de l’allocation de rentrée scolaire ou les aides ponctuelles versées aux allocataires du RSA qui vont modifier la donne. Au sommet de l’État, la détresse des jeunes et des familles n’est pas entendue.

À la place de politiques à destination des plus démunis, le gouvernement a préféré accorder dix milliards d’euros par an de baisse d’impôts aux entreprises. La plupart d’entre elles n’en ont aucunement besoin : pour certaines, cette aubaine va servir à grossir les profits des actionnaires. Un immense gaspillage d’argent public alors qu’une partie du pays souffre. La majorité n’est pas prête à faire un geste politique en direction des plus pauvres.

La crise du coronavirus est pourtant l’occasion de prendre des décisions qui peuvent marquer notre histoire sociale. Selon nos estimations [2], sept milliards d’euros suffiraient pour créer un revenu minimum unique (RMU) assurant à tous les plus modestes 900 euros par mois pour vivre. Notre RMU vise à ne laisser personne sur le bord de la route. Ce n’est pas une recette miracle contre la pauvreté qu’il ne fait qu’amortir. Au passage, puisque ce minimum social serait fixé au-delà du seuil de pauvreté de 50 % du niveau de vie médian, le taux de pauvreté serait théoriquement nul et la pauvreté « éradiquée » [3]. Ce RMU assurerait principalement une hausse du niveau de vie d’environ 150 euros mensuels en moyenne aux allocataires du RSA ou de l’allocation de solidarité spécifique, ce qui n’est pas rien. Son principal atout serait de permettre enfin aux jeunes de 18 à 24 ans d’obtenir un minimum social qui leur est refusé jusqu’à maintenant, obligeant ceux les plus en difficulté à quémander le soutien de parents ou d’amis, alors que leurs proches sont eux-mêmes souvent très modestes.

Louis Maurin

Photo / © Aricka Lewis


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Rapport sur la pauvreté en France, édition 2020-2021, sous la direction d’Anne Brunner et Louis Maurin, Observatoire des inégalités, novembre 2020.
104 pages.
ISBN 978-2-9553059-8-0
Ouvrage imprimé : 10 € hors frais d’envoi ou en téléchargement. En cas de difficultés financières, vous pouvez demander l’envoi gratuit de l’ouvrage.

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[1Voir L’état de la pauvreté en France 2020, Secours catholique-Caritas France, novembre 2020.

[2Voir « Pour la création d’un revenu minimum unique », Noam Leandri et Louis Maurin, Notes de l’Observatoire des inégalités, n° 5, éd. Observatoire des inégalités, juillet 2019.

[3En pratique, il restera toujours une population qui n’est pas comptée dans les statistiques et qui passe entre les mailles du filet de la protection sociale.

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Date de première rédaction le 26 novembre 2020.
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